Je me suis mise à crier. Le visage vers le ciel, les bras levés, de la douleur plein le corps, j’ai hurlé comme le font les lionnes à la lune : "Yhwh, aide-moi ! je t’en supplie, aide-moi !", m'adressant sans honte au Dieu Très-Haut d’Abraham, même s’il ne m’entend pas. Car en réalité, je n'en sais rien, s'Il m'entend. Juste, j'ai besoin de hurler, de hurler ma douleur qui me fait une brûlure lancinante au dedans. Je ferme les yeux, je respire doucement, je pars en apesanteur en espérant que la douleur s’arrête. Mais ça ne s’arrête pas. Les yeux fermés, c’est pire : je les imagine. Je vois Abraham toucher cette femme que je lui ai donné pour qu’elle lui fasse un fils. Je vois ses mains sur elle, cela me fait un mal de chien, un putain de mal de chien ! Alors je cours, je cours à perdre haleine, pour ne pas pleurer, pour ne pas hurler, mais je hurle quand même, je hurle longtemps, un cri transparent, inaudible, pris dans le fracas du vent, agenouillée dans le ruisseau glacé avec les cuisses griffées par les buissons de menthe qui bordent la rive.
Cette nuit-là, je suis restée longtemps dans l’eau. Si longtemps que j’aurais pu en mourir.
Au petit jour je suis allée voir Abraham.
- Mon époux, c’est trop dur. Ma jalousie est trop grande. Je ne veux te faire honte ni gâcher le bonheur que te donne un fils, mais laisse-moi juste dresser ma tente là-haut, loin sous les térébinthes".
Il n'a rien dit. Maintenant qu’Ismaël peut sauter sur ses genoux, que je sois près ou loin ça lui est bien égal. Il me laisse partir.
A l'écart sous ma tente, sans même une servante, enfin je peux dormir. Je dors deux jours, peut-être trois, je m'éveille juste pour boire un peu de lait et je replonge dans le sommeil. C'est bon comme mille caresses. Je m’apaise. Pourquoi lutter ? Pourquoi ne pas accepter ce qui est ? Pourquoi tant de cris, tant de souffrance, alors qu’un enfant d’Abraham est né et que c’est tout ce que je souhaite ? Je ne suis pas la mère de l’enfant, et alors ? Est-ce si grave ? On le nommera "fils d’Abraham" de toutes façons, quand bien même je ne l'ai pas porté.
Un jour je me glisse à la rivière. Et voilà que je découvre des petites taches sombres sur mes mains, il y en a plein, partout. Le soir encore je les examine avec une curiosité mêlée de délice. Et voilà que j’observe les muscles de mes bras : ils s’amenuisent comme peau de chagrin. Et puis un pli sur mon ventre, et un pli encore. J’examine mes seins. Ils ne sont plus ronds et hauts, ils ne sont plus fermes. Je les soupèse, ils sont flasques sur ma paume. Je cours remplir une jatte d’eau pour me mirer dedans. Des rides ! Mon Dieu, des rides sous mes yeux, autour de mes yeux !!! Des rides sur le haut de mes pommettes, des dizaines de rides minuscules autour de mes lèvres !
Ma beauté s’en est allée!
Je hurle de joie, je danse et je ris tout à la fois. Enfin je vieillis ! Enfin la beauté me quitte, cette beauté qui avait fait retourner tant d'hommes sur ce ventre creux!
Je ne cesse de m’ausculter, de me mirer dans l’eau, comptant mes rides, mesurant la chute de mes seins, les plis de mon ventre, me saoulant de bonheur. D’en bas, dans les tentes d’Abraham en me voyant on doit se dire "Sarah à force d'être toute seule livrée à sa jalousie, voilà qu'elle perd l’esprit pour de bon !"
Peu m’importe. Je suis folle oui, folle de joie ! Le temps enfin revient dans mon corps. Peut-être après tout, Ywhw m’a-t-il entendue ? Il a entendu ma plainte! Il a brisé le prodige de cette beauté inutile qui faisait se retourner les hommes, Il m'apaise de la douceur de la vieillesse. Mon tourment va cesser : plus question d’enfanter!
Quelques temps plus tard, Abraham monte jusqu’à moi, le visage grave et soucieux. Veut-il que je m’éloigne plus encore ? Je me tiens prête.
Je le fais asseoir confortablement, lui apporte à boire et à manger. Lorsqu’enfin son regard est dans le mien, je dis :
- Mon époux, je t’écoute.
- Ywhw m’a parlé ce matin. Il m’a dit : "Je fais alliance avec toi. Mon alliance s’inscrira dans votre chair. Je bénirai aussi ta femme, et je te donnerai un fils d’elle. Il s’appellera Isaac."
Je crois que le ciel a tremblé pendant qu’Abraham a prononcé ces mots. A moins que ce ne soit mon coeur et mon ventre tout à la fois. Ma bouche aussi a tremblé. J’ai pensé à mes cris dans le ruisseau, mes longs cris de douleur dans la lune éblouie. Oui, il se peut que j’ai pensé à tout cela, mais j'ai aussi pensé à nous deux, la vieille Sarah et le vieil Abraham, et je nous ai imaginés nus l'un contre l'autre, et j’ai eu envie de rire.
Les yeux de mon époux ont brillé sous ses paupières, moqueurs et radieux comme ceux d’un jeune homme.
- Tu ne me crois pas, n’est-ce pas ?
- Abraham, as-tu remarqué comme je suis devenue vieille ?
- Vieille ? Non. Tu me sembles seulement avoir le visage de ton âge, et j’en suis enchanté.
- Allons mon doux époux, cesse de rêver ! De quel ventre sortirait-il, ce fils ? Cet Isaac ?
- Du tien ! De celui de Sarah !
- Et venant de quelle semence ?
- Oh je vois ! Ce n’est pas de toi que tu doutes, mais de moi !
Je n’ai pu retenir un rire grand comme un soleil.
- Oh que non, toi tu es capable de tout !! Mais moi, après tout ce temps, c’en est enfin fini de ma souffrance. Je suis ridée et stérile comme je dois l’être. Voilà.
- Mais Sarah, il nous suffit juste de … de ... mais bon sang, vas-tu arrêter de rire ???!!
Mon fou rire ne cessait pas. J’ai enlacé mon vieil époux. J’ai pris sa tête entre mes mains, lui baisant les yeux, lui posant le front contre ma joue :
- Abraham, tu n’avais pas besoin de tant de mots pour revenir dans ma couche tu sais ... Mais ne te fais pas d’illusions, celle que tu y trouveras ne soutient pas la comparaison avec la jeune mère d’Ismaël!
Mon époux m’a prouvé le contraire. En me comblant dans un plaisir calme et moelleux que je n’avais jamais connu. Me sont alors revenus des mots que j’entendais lorsque j’étais encore jeune vierge :"On n’a jamais vu un homme se lasser de ces choses-là. Même branlants, tant qu’ils peuvent dresser le manche, ils se rêvent encore bûcherons !".
Mais une femme non plus ne s’en lasse pas … Oh Dieu non ! Une femme non plus ne s’en lasse pas…