Le nez au vent
Ma grand-mère n’a pas toujours été une grand-mère. A quinze ans, c’était une pure blonde à la peau diaphane avec de grands yeux azur. Des yeux de myope. Ce sont les plus doux, m’a-t-on souvent dit. Surtout que ma Mamy était bien trop coquette pour accepter de poser sur son adorable petit nez les affreuses binocles de l’époque ! Eh ! En 1924, pas de Varilux à verres progressifs, légers comme des plumes ! Pas d’Afflelou au coin de la rue !!
Quinze ans, donc. Et cet air que certains ados d’aujourd’hui arborent à grand renfort d’extasy, ma Mamy l’avait naturellement : regard rêveur, transparent, pailleté d’étoiles. Seulement voilà, ce beau petit bout de nana habitait la région parisienne, c‘est-à-dire à plus de 200 km de son prince charmant. Par chance, le destin s’en est mêlé. Des volontaires pour un atelier de cheminots, sis dans le Pas-de-Calais ? Allez zou ! Toute la famille (les parents, les six enfants, les deux chiens, la tatie belge - veuve d’un Comte de Brunswick, s’il vous plaît !) s’installent à deux pas du destin et de ma conception à venir.
Prenez maintenant le Don Juan du coin. Dix-sept ans, le cheveu noir, hérité d’une lointaine, mais noble, cousine basque, l’œil de braise, le menton fier, un je ne sais quoi d’altier dans le port de tête, dans l’allure. Le genre de celui qui a gagné le gros lot à la loterie génétique. Tous les attributs que l’on croyait morts avec Arthur et les Chevaliers de la Table Ronde, mon futur grand-père les a.
Gros plan sur ma face ravie : un sourire digne du chat d’Alice au Pays des Merveilles. J’attends la suite.
Très simplement. Au cours d’un bal.
Bien sûr, comme ma Mamy n’a pas quinze ans, son grand frère la chaperonne (je précise pour mes jeunes lecteurs que ce terme désuet n’a pas de rapport avec le Chaperon Rouge. En effet, le chaperon dont il est question ici concerne le fait que le grand frère accompagnait ma Mamy dans le but de la protéger des assiduités masculines, puisque, comme l'on sait, les hommes ne pensent qu'à ça!). Et effectivement, faut croire que des obligations l’ont appelé ailleurs, le grand frère, parce qu’aussi sec, mes futurs grands-parents qui sont pourtant bien jeunes se connaissent (au sens biblique, veux-je dire). Et se mettent à ne plus voyager que sur une mer de phéromones. C’est ma grand-mère, surtout, qui n’arrive plus à atterrir. Genre de petite nana à avoir avalé le résumé de Roméo et Juliette. Le bout de ses doigts, de son cœur, de son esprit, la moelle de ses os semblent complètement imprégnés de lui. Il est devenu sa première et sa dernière pensée de la journée. Tu me manques, lui dit-elle. Je meurs d’impatience de te voir. Quand est-ce qu’on se voit ? Bientôt ? N’importe quand ! Est-ce que je t’ai déjà dit à quel point tu me manques ?
Et le grand frère, me direz-vous ? Las ! Lui aussi s’est trouvé une princesse, alors pour la surveillance, ya eu comme qui dirait, du laisser-aller.
Et bien entendu, ce qui devait arriver arriva. Sous forme de menstruatum interruptus merdouilloum. En trois jours de temps, les valises sous les yeux de ma Mamy ressemblent aux autoroutes qui ne sont pas encore construites dans le coin.
La mère de ma mamy est du genre pragmatique : elle attrape sa blondinette par la main et va aussi sec exprimer ses revendications matrimoniales aux pieds d’Olympe, ma future arrière-grand-mère. J’avoue, rien que son nom fait frémir !!
Olympe éclate de rire, dévoilant une quantité phénoménale de dents. Comme elle parle chtimi, la traduction approximative donne ceci : "Min garchon est trop jeune pour se marier, il doit vivre sa vie ! J’ai lâché min coq, fallo rintrer vos poules !"
Et elle conclut l’entretien par un sourire rectangulaire.
Ma petite Mamy s’effondre dans un torrent de larmes. Ça lui sort par les yeux, par le nez, par les oreilles (si si). En quelques jours, sa petite vie proprette se transforme en diagramme de Venn : des cercles et des flèches dans tous les sens. Mais bon hein. Quand faut y aller faut y aller. Faut dire aussi qu’au terme des neuf mois réglementaires, et même plus précisément des huit mois, elle n’a plus trop le choix.
C’est ainsi que vient au monde leur premier fils, que personne ne nommera jamais autrement que Pépette, qui veut dire poupée en chtimi (mon grand-père voulait des filles !).
La réaction de l’homme que fut mon grand-père ? C’est un jeune gars qui vit dans le présent. C’est ce qui fait sa force. C’est ce qui lui permet de toujours repartir, de redémarrer avec un enthousiasme intact. Il marche toujours à grands pas rapides, se tenant très droit, le nez au vent et la tête rejetée en arrière. Son regard est franc, sa poignée de main énergique. Un tic ? il aime se passer la main dans les cheveux, qu’il a drus. Il est toujours en mouvement. Alors, même si aujourd’hui il n’a que dix-neuf ans (son fils en a deux !) et que cela va changer tout le cours de sa vie, il ne pense pas au futur : il épouse la blondinette qui lui a donné un fils, comme l’exige son père.
Et n’en continue pas moins de vivre sa vie. Car mon grand-père a besoin de se sentir libre. Toujours.
Ce n’est pas qu’il ne l’aime pas, non ! Il aime !
Seulement voilà : il aime souvent !